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Le Covid-19, une nouvelle fenêtre pour la chronologie des médias ?


Par Julien BRUNET et Karine RIAHI, Fondateurs du cabinet Spring Legal

La chronologie des médias est la règle mise en place pour définir l’ordre et les délais d’exploitation d’une œuvre cinématographique. L’objectif poursuivi est de protéger l’exploitation en salle des films en instaurant un délai à partir duquel les autres formes d’exploitation (VOD, Pay-TV, DVD, SVOD etc.) sont légalement autorisées. Au fil des années, cette règle a fait l’objet d’âpres débats entre les différents acteurs de la filière, les avis étant divergents selon les intérêts professionnels de chacun. Ainsi, les auteurs militent pour une diminution des délais entre les fenêtres de diffusion et une plus grande souplesse pour laisser la place à des accords de gré à gré tandis que Canal+ tient à sa fenêtre d’exclusivité de diffusion le plus longtemps possible là où les plateformes SVOD (Netflix, Amazon etc.) souhaitent favoriser la VAD/SVOD comme première fenêtre de diffusion.

Si bien que la révolution attendue a finalement débouché sur un nouvel accord interprofessionnel déconnecté des évolutions qui touchent le secteur audiovisuel, approuvé par un arrêté ministériel pris le 25 janvier 2019 avant d’être publié au Journal officiel le 10 février 2019. Il est désormais contraignant pour l’ensemble du secteur pendant une durée de trois ans à compter de cette date. Or, de révolution il n’y a pas eu, cet accord se limitant à réduire les fenêtres d’exploitation en fonction des intérêts des diffuseurs, Canal + ressortant comme grand gagnant de cet accord puisque sa fenêtre a été raccourcie à 8 mois, celle des plateformes SVOD par abonnement sans obligation d’engagement d’investissement dans les œuvres cinématographiques étant cantonnée à une fenêtre de 30 mois.

La logique de ce nouvel accord, comme d’ailleurs celle de la chronologie des médias dans son ensemble, est simple : la fraîcheur des œuvres à diffuser est la récompense des meilleurs payeurs. En d’autres termes, plus une chaîne investit dans le financement des œuvres cinématographiques et plus sa fenêtre de diffusion, à compter de l’exploitation en salles, sera réduite, l’idée sous-jacente étant que le spectateur est toujours en quête de nouveauté, la prime étant alors donnée à celui qui pourra la diffuser en premier. L’importance des montants investis dans le financement des films est donc essentiellement conditionnée à leur fraîcheur. Et à ce jeu, il peut paraître assez normal que Canal +, grand argentier du 7ème art, soit en première ligne dans cette frise temporelle. Mais en réalité, cette architecture est plus complexe qu’elle n’y paraît car derrière la chronologie des médias se trouve toute l’économie du cinéma français. Je m’explique. A chaque fenêtre correspond un contrat de diffusion et donc un contrat de financement avec une exclusivité. Cette règle protège ainsi en priorité le financement des œuvres cinématographiques mais également les exploitants puisque son point de départ est précisément la sortie en salles, elle-même conditionnée par l’obtention d’un visa d’exploitation. Aussi, les œuvres concernées par cette chronologie sont les œuvres cinématographiques strictement encadrées par le Code du cinéma.

La salle étant de fait protégée et les contrats de financement assurés, c’est le financement public de notre industrie qui est lui aussi en partie assuré puisque la célèbre TSA pratiquée sur le prix des billets de chaque spectateur permet d’alimenter le soutien public à la création. Pour rappel, la TSA (la taxe spéciale additionnelle) est directement ponctionnée sur chaque ticket de cinéma, le taux étant de 10,72 %. 20 % de cette somme revient au CNC pour frais de fonctionnement et les 80 % restants vont aller sur le compte automatique du producteur. Cette taxe est payée sur toutes les places de cinéma. Mais si le producteur est étranger, l’intégralité est versée au CNC qui le redistribuera sous forme d’aides sélectives à des projets français (oui, cela veut dire que les films étrangers financent le cinéma français). D’autres taxes seront pratiquées sur les autres modes d’exploitation, la TST (taxe sur les éditeurs et distributeur télévisuel) ou encore la taxe sur les éditeurs vidéo.

Pas question également qu’un film soit présent dans le plus prestigieux festival international du cinéma sans assurance d’une exploitation en salles. Vous comprenez désormais en quoi derrière ce mécanisme ingénieux se trouve en réalité chacun des maillons de l’industrie cinématographique sécurisant financements à la fois privé et public. Vous comprenez également pourquoi Canal +, qui, dans un élan de solidarité, a décidé de diffuser sa chaine en clair durant la période de confinement, s’est vue immédiatement retoquer par le CSA, sous la pression des autres diffuseurs en clair. Pas question que les films soient visibles en clair pour une chaîne payante puisque cela impacte directement les exclusivités des diffuseurs accessibles gratuitement. Ce réflexe sécuritaire tient tout d’abord aux contrats de préachat de droits de diffusion télévisuelle qui stipulent toujours en article 1.1 consacré à l’objet du contrat que « le contractant a l’intention de produire une œuvre cinématographique originale de long métrage d’expression originale française et européenne immatriculée aux Registres du cinéma et de l’audiovisuel sous le n°x ». Or, on qualifie de cinématographique une œuvre ayant obtenu un visa d’exploitation en France ou une œuvre étrangère qui a fait l’objet d’une exploitation cinématographique commerciale dans son pays d’origine. Pour ainsi dire, pas d’œuvre cinématographique sans visa d’exploitation octroyé pour les sorties en salles et donc pas d’exploitation de films financés par les chaînes hors chronologie des médias. Sauf, bien sûr lorsque le film est intégralement financé par son diffuseur, sans soutien public, et pour une exploitation sur la seule plateforme de ce diffuseur. « Banlieusards » réalisé par le rappeur Kery James et diffusé sur la seule plateforme SVOD Netflix en est un exemple.

Et puis arrive cette pandémie mondiale qui fragilise l’industrie cinématographique, les films en salles au moment du confinement n’ayant plus de public. En réaction, et en application de l’article 17 de la loi d’urgence du 23 mars 2020, le Président du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) a accordé, à titre exceptionnel, une réduction du délai d’exploitation en salle prévu à l’article L. 231-1 du code du cinéma et de l’image animée, pour une diffusion en vidéo à la demande à l’acte ou pour une exploitation sur support vidéographique à compter de sa décision. Certes des dérogations au cas par cas étaient déjà possibles avant pour les films n’ayant pas rencontré son public (moins de 100.000 entrées), mais dans ce cas précis c’est du jamais vu. Même le récent – et brillant – rapport de l’observatoire européen de l’audiovisuel intitulé « la chronologie des médias : une question de temps » publié en 2019 n’a pu anticiper une telle réaction.

La question juridique immédiate qui se pose est alors de déterminer quel sera l’impact d’une telle décision sur les conventions passées avec l’ensemble des diffuseurs par ordre de rang dans la chronologie. Pour les films ayant bénéficié d’un visa d’exploitation en salles, et présents en salles avant le confinement, la réponse pourra se trouver dans l’interprétation des contrats. Mais que se passerait-il alors si le CNC venait à décider une mesure similaire pour les films prévus en salles – et donc pas encore sortis – durant cette même période ? Puisque c’est la sortie en salles qui conditionne le point de départ de la chronologie des médias, cette décision rendrait les contrats de préachat sans objet. Ni plus ni moins. Il faudrait alors sérieusement repenser la chronologie, ce qui ne pourra en aucun cas se faire sans l’accord de l’ensemble des diffuseurs et organisations des principaux acteurs de la filière. Ces mêmes chaines qui réclament chaque année que leurs propres obligations d’investissement soient revues à la baisse ou bien que les plateformes SVOD soient taxées. En effet, cette décision d’urgence du CNC intervient dans un contexte où l’intérêt des chaînes dans le cinéma est décroissant (35% à 28% du financement des films en 2018). Y aurait-il donc une brèche, même infime, dans la mécanique temporelle du financement des œuvres cinématographiques ? Il faudra s’y pencher et y réfléchir.

C’est en tout cas le chemin que vient de prendre le film « Forte » réalisé par Katia Lewkowicz avec Melha Bedia et Valérie Lemercier, initialement prévu en salles le 18 mars 2020, et qui vient tout juste d’être intégralement racheté par Amazon pour y être diffusé sur la plateforme Prime Video en lieu et place de la salle de cinéma. Les producteurs ont pris le destin de leur film en mains avec pour seul objectif de lui donner un public, qui se trouve dans cette période dans les foyers. Une telle décision implique un remboursement des financements publics et privés du film, ce qui a été fait en accord avec le CNC. Mais disons les choses clairement. La seule révolution possible pour la chronologie des médias est ce que l’on appelle dans le jargon anglo-saxon le « day-and-date » ou « simultaneous release », expérimenté notamment par Netflix en provoquant au passage la colère des exploitants américains. Il s’agit pour un diffuseur de la possibilité reconnue de pouvoir sortir en même temps un film en salle et en VOD. Pour les plus hostiles à une telle solution (exploitants et distributeurs en premiers), cela signifierait moins de monde dans les salles et également moins d’argent au soutien public de l’industrie cinématographique. Pour les plus fervents défenseurs d’un tel système (en réalité les spectateurs), cela permettrait de choisir les films à voir en salles et obligerait les exploitants à repenser l’expérience cinéma. Gageons qu’un cinéphile chevronné ne sacrifiera jamais l’expérience cinéma au profit de l’expérience vidéo à la maison, car si le cinéma est pour beaucoup une religion, la salle en est son Église, sa Synagogue ou sa Mosquée. Et il faudra alors combler le manque à gagner pour la TSA, même si a priori une nouvelle taxe sur la VOD concomitante ne devrait pas être trop difficile à mettre en œuvre pour compenser la perte de revenus liée à l’achat de billets. Dans un tel schéma, les diffuseurs payeraient beaucoup moins c’est certain, mais les plateformes SVOD et nouveaux médias trouveraient aussi enfin un intérêt à payer, la volonté pour ces acteurs de sortir aussi leurs films en salles et de concourir dans les festivals les plus prestigieux de la planète étant réelle.

Alors, seul l’avenir prochain nous dira ce que le Covid19 engendrera pour la planète, en ce compris pour les marchands de rêve que sont les acteurs de la filière cinématographique qui devront trouver leur juste place dans une chronologie des médias repensée et équilibrée, tout en conservant à l’esprit, pour citer Godard (parce que ça fait toujours bien) que « la télévision fabrique de l’oubli, le cinéma fabrique des souvenirs ».


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