Corinne Narassiguin, Secrétaire nationale du PS à la coordination
Vous avez récemment écrit dans le Journal Le Monde, que « dans le contexte français, parler d’abolir le privilège blanc, c’est donner à croire que la lutte antiraciste serait un combat contre le statut de Blanc ». Est-ce une manière de dénoncer la dérive communautaire de certaines minorités ?
J’ai écrit cette tribune, d’abord et avant tout, pour rappeler que la lutte contre le racisme, et plus largement la lutte contre toutes les formes de discriminations, est un combat universaliste fondé sur l’égale dignité des êtres humains, qui s’inscrit dans le sens de l’histoire de notre République.
Si j’ai choisi de partir de cette importation américaine de l’expression « privilège blanc », c’est effectivement pour dénoncer une dérive d’une frange militante antiraciste vers un communautarisme séparatiste, qui nourrit en retour les argumentaires racistes de l’identitarisme nationaliste. Ces deux camps entretiennent un face à face qui leur est mutuellement bénéfique.
Les militants antiracistes qui sortent sciemment des chemins de la République ne sont pas si nombreux, mais ils sont très actifs et savent se faire entendre. Le silence de la majorité des responsables politiques sur la question du racisme et des discriminations systémiques leur offre une énorme caisse de résonance. Ils entraînent ainsi dans leur sillage de plus en plus de citoyens de bonne composition républicaine, révoltés par la banalisation des thèses de l’extrême-droite et cherchant à s’engager dans la lutte antiraciste.
Je voulais donc surtout rappeler qu’il existe un meilleur chemin pour combattre efficacement le racisme et les discriminations systémiques. Ce chemin passe par la confrontation avec notre Histoire, complexe, où l’on trouve le pire, l’esclavagisme et la colonisation, et le meilleur, les lumières des fondements de la République.
Nul besoin d’ajouter de la confusion et des manipulations en important les traumatismes historiques spécifiques aux États-Unis, comme cette expression « privilège blanc » né dans le combat contre la ségrégation raciale.
C’est en comprenant comment le poids de notre Histoire structure la société d’aujourd’hui et entretient les stéréotypes, les impensés et les mauvaises habitudes que l’on comprendra les sources et les mécanismes des discriminations systémiques. C’est aussi dans le respect de notre Histoire de progrès républicain, démocratique et social que l’on pourra trouver les solutions les plus efficaces. La vague de contestation soulevée aux Etats-Unis par la mort de George Floyd et en France par l’affaire Traoré, est aussi motivée par la dénonciation des violences policières. Partagez-vous la déclaration d’Edouard Philippe qui « ne veut pas que la peur change de camp, que la présomption passe de celui qui trouble l’ordre public à celui qui la défend » ?
L’enjeu est de réconcilier les citoyens avec une police qui les protège. Si l’objectif du Premier ministre de défendre le rôle essentiel de l’institution policière est louable, le vocabulaire choisi me paraît problématique. La police doit être irréprochable, parce qu’elle est à la fois garante du bon fonctionnement de la démocratie et dépositaire de la violence légitime, pour faire respecter la loi et garantir l’exercice des libertés dans la sécurité publique.
Il y a aujourd’hui deux problèmes distincts à traiter, même s’ils peuvent s’accumuler de manière explosive.
Il y a d’une part la question des discriminations systémiques dans la police, établies par plusieurs rapports, en particulier ceux du défenseur des droits. Cela exige de revoir les politiques de recrutement et de formation, les procédures d’alerte, de contrôle et de sanctions.
Il y a d’autre part la question des violences policières, objet de dénonciations et de débats récurrents depuis fin 2018, depuis le début des manifestations des Gilets Jaunes. Il est temps de passer à des politiques de maintien de l’ordre qui sortent du tout répressif pour revenir à des logiques de gardiens de la paix. Cela veut dire définir d’abord des objectifs, former des stratégies, et ensuite choisir les techniques et les armes appropriées pour atteindre ces objectifs en mettant en œuvre ces stratégies. Or, on a l’impression que ce gouvernement depuis deux ans fait les choses à l’envers. On choisit des armes et on définit des tactiques à courte vue, et on laisse les policiers en déduire les objectifs, sans encadrement stratégique. Cela ne peut plus durer.
De plus, pour traiter complètement ces deux problèmes, la question du fonctionnement et de l’indépendance de l’IGPN doivent être mis sur la table. L’affaire Traoré a révélé un malaise ou un mal-être de la société française. A la citoyenneté française, semble désormais se substituer des identités culturelles, territoriales, religieuses, sociales…face auxquelles le politique n’offre plus de réponse globale. Notre pacte républicain est-il dépassé ? Peut-il encore être renouvelé ?
Notre pacte républicain est très abîmé par la fracturation de la société, par la persistance et parfois l’aggravation des inégalités économiques, sociales, territoriales, l’inquiétude face à l’urgence écologique, les échecs répétés des politiques de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et toutes les formes de discriminations, les débats non tranchés sur la laïcité dans la France du XXIè siècle. Les responsabilités sont largement partagées depuis plusieurs décennies.
Pourtant, le pacte républicain est bien la seule perspective envisageable. Parce que le pacte républicain est fondé sur les valeurs universelles de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité qui sont les seules à garantir le respect des droits humains fondamentaux, et les seules à partir desquelles nous pouvons renouveler le contrat social et la cohésion républicaine.
Le défi est de surmonter le rejet non seulement des partis politiques et des représentants élus démocratiquement, mais plus grave encore la défiance envers la chose publique, la res publica. Il faut réparer le lien de confiance entre les représentants politiques et les citoyens, en apprenant à réfléchir et construire différemment, de manière moins strictement verticale et plus collégiale, plus collaborative avec tous les acteurs de la société, en commençant bien sûr par les corps intermédiaires traditionnels, mais en sachant étendre au-delà, en prenant en compte l’organisation croissante de réseaux et de mouvements économiques, associatifs et citoyens.
Je suis convaincue que, paradoxalement, si la défiance parmi nos concitoyens est si forte, c’est justement parce qu’ils attendent beaucoup de l’État, de ses déclinaisons territoriales et de ses élus, et qu’ils sont fatigués d’être déçus. Ils ont soif d’un récit national inspirant. Cela explique d’ailleurs largement la réussite imprévue d’Emmanuel Macron lors de l’élection présidentielle de 2017. Mais la violence de la déception aujourd’hui est à la mesure de l’espoir suscité alors.
Cela me conforte néanmoins dans ma conviction que les Français attendent qu’on les sorte du marasme de la fracturation, en leur proposant à nouveau un pacte républicain auquel ils peuvent croire. L’offre politique proposée depuis des années, en France, comme dans de nombreux pays européens, se traduisant le plus souvent par une succession d’offres sectorielles et financières, doit-elle être repensée à l’aune d’un nouveau « Citizen deal » ?
Les déceptions, les insuffisances et les échecs passés et présents montrent bien les limites d’une approche gestionnaire techno-administrative dans un cadre économique libéral où l’on confond les objectifs et les moyens, en ignorant ses effets sur la société. Nous avons besoin de visions stratégiques, transversales, aux niveaux européen et français, intelligemment articulées.
Le cadre économique et financier doit être repensé au service d’un projet de société, avec des objectifs d’émancipation des individus, ce qui implique le combat contre toutes les inégalités et toutes les discriminations et la protection de nos libertés, et de transformation écologique de nos modes de production et de nos modes de vie. Chaque citoyen doit pouvoir se reconnaître dans un tel projet de société. Je préfère parler de réinvention du contrat social à l’aune des défis de notre siècle. Une partie de la Gauche pense se réinventer uniquement sur des valeurs sociales, économiques et environnementales, oubliant peut-être que le pacte républicain est plus large, englobant les questions d’égalité des droits, de lutte contre les discriminations… Qu’en pensez-vous ?
A gauche, on considère depuis trop longtemps que dans le pacte républicain, les combats prioritaires sont les questions économiques, sociales et environnementales, même si les progrès dans l’égalité des droits sont presque toujours venus de la gauche. J’ai pu le constater, notamment lorsque je portais le projet de loi dit « Mariage pour tous » pour le groupe socialiste à l’Assemblée Nationale. Très rares étaient ceux à gauche qui contestaient le projet de loi, bien entendu. Mais nombreux étaient ceux qui considéraient qu’il était plus urgent de s’occuper d’économie et de social, l’égalité des droits pouvait attendre. On peut remercier la virulence de l’opposition, qui a soudé la gauche pour défendre ce projet de loi et permettre son adoption dans la première année du quinquennat Hollande.
Ce travers persiste. Même si la prise de conscience sur la fracturation de la société française est de plus en plus large, la tentation de continuer à tout traiter – y compris les questions de discriminations – par le prisme économique, social et écologique reste fort. Au Parti Socialiste avec Olivier Faure, nous tentons progressivement de montrer que pour tenir la promesse du pacte républicain, nous devons assurer à la fois la cohésion républicaine et la cohésion sociale. Nous l’avons fait notamment en organisant le grand rassemblement contre l’antisémitisme Place de la République en février 2019, en refusant de cautionner des organisations anti-laïques lors de la « marche contre l’islamophobie » en novembre 2019, et plus récemment à travers ma prise de position concernant les dangers de l’identitarisme.
De par notre histoire dans la construction de la République, nous, socialistes, sommes les mieux à même d’entraîner la gauche dans cette ambition plus complète du pacte républicain. Vous êtes originaire de La Réunion. Jean-Louis Borloo a toujours affirmé que La Réunion est une île aux incroyables paradoxes. Il déclarait récemment que « c’est probablement le département français où le niveau d’intelligence, de capacité d’intégration des communautés et d’apports républicains est le plus élevé ». Partagez-vous cette réflexion ? Pourquoi la métropole échoue, là où La Réunion semble avoir réussi ?
La Réunion est en effet à la fois une formidable illustration de ce que le cadre républicain peut produire de meilleur en termes d’intégration et de respect de la diversité des cultures et des religions, et une anomalie en cela que cet exemple semble malheureusement unique dans la République.
L’histoire de La Réunion est intimement liée à l’histoire esclavagiste et colonialiste de la France, puis à l’imposition du cadre républicain après la deuxième guerre mondiale. Mais dès la première génération née à la Réunion, c’est une histoire de métissages. On pourrait écrire de nombreuses thèses sur les raisons de cette exception réunionnaise. Il est certain qu’elle mériterait d’être plus étudiée par les responsables politiques.
Mais il faut tout de même faire attention. Le tableau n’est pas totalement idyllique. Aucun progrès n’est jamais définitivement acquis. La persistance des inégalités économiques, le chômage élevé, la fragmentation sociale y font aussi des dégâts depuis deux décennies. On voit depuis quelques années des signes de replis communautaires, malgré le métissage qui s’amplifie à chaque génération. En cela aussi, La Réunion peut être un laboratoire de la République à regarder de près.
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