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Toute ma vie, j’ai lutté contre le clivage et cherché à tisser des liens


Interview de Bénédicte Tilloy, Fondatrice de @10h32 et auteure de « La Team » (Dunod, 2021)

Pourriez-vous nous parler de votre parcours riche et très divers et de la manière dont vous vous êtes orientée dans votre carrière ?

J’ai la chance d’avoir exercé des responsabilités qui m’ont toujours plu. Je suis entrée à la SNCF presque par hasard et y suis restée 27 ans, parce que j’aimais ses métiers, et les gens qui les exerçaient. Cette entreprise m’a donné de multiples occasions de me révéler à moi-même. Je n’aurais pas imaginé aimer à ce point diriger dans l’adversité! La direction du service à bord, la responsabilité opérationnelle d’une région, la direction générale de Transilien, la DRH toutes ces fonctions m’ont passionnée et aussi beaucoup occupée. Un remaniement d’État-major m’a permis de réaliser ce qui, sinon, serait resté un fantasme : recommencer à zéro ma vie professionnelle comme junior, dans un monde encore inconnu pour moi, celui des startups. C’est ainsi qu’à plus de 55 ans, et après avoir été membre du comité exécutif de la SNCF, je me suis retrouvée simple collaboratrice d’un incubateur de startups en développement. Un défi, et le plaisir de réapprendre! J’y suis restée deux ans, avant de devenir entrepreneure et de lancer “10h32”.

Parallèlement à votre travail, vous êtes aquarelliste. Comment avez-vous découvert l’aquarelle?

Depuis toujours, j’ai aimé assembler des tissus, des matières, des couleurs. Il y a une vingtaine d’années, j’ai commencé à faire des grands collages abstraits. J’ai eu envie d’y ajouter de la profondeur et j’ai commencé à prendre des cours d’art plastique. La technique de l’aquarelle m’a tout de suite plu. On peut facilement emmener une petite boîte et un pinceau dans son sac et croquer sur le vif en se baladant, à la terrasse d’un café, dans un parc. Par ailleurs, la légèreté de l’aquarelle, quand elle est réussie, est toujours un peu magique. Finalement, aujourd’hui je ne fais presque plus de collages, et en revanche, beaucoup d’aquarelle! Quelle est, à votre sens, la force du dessin, par rapport au mot?

Pour bien dessiner, il faut bien observer. Ce sont les plis de son manteau qui indiquent que votre personnage est en train de marcher, la hauteur de ses genoux qu’il se met à courir. Si vous savez capter les détails de ces instants, vous pouvez créer de l’émotion chez ceux qui regardent vos dessins, parfois bien plus qu’en cherchant les mots qui conviennent à une situation. Mes aquarelles m’aident souvent à dire mes intentions, celles que les mots gâcheraient peut-être en les alourdissant. D’ailleurs, c’est l’aquarelle qui m’a conduit à l’écriture. J’ai d’abord dessiné des petites scénettes de la vie en entreprise que j’ai postées sur linkedIn. Il fallait bien les accompagner de quelques mots et je me suis amusée à trouver ceux qui s’accordaient. Finalement, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce ne sont pas mes aquarelles qui ont illustré mes posts, mais mes textes qui les ont racontées.

Vous venez de publier votre livre « La team », aux éditions Dunod, qui raconte votre expérience au sein d’un incubateur de startups. Quels ont été vos étonnements en découvrant ce monde? Plutôt que d’opposer le grand groupe et la startup, comment pourrions-nous prendre le meilleur de ce qu’ils peuvent offrir?

Mes premiers jours ont été un véritable cauchemar. J’ai réalisé que je ne savais rien faire d’utile pour l’équipe. Depuis des années, j’avais été très protégée des questions d’intendance et il me fallait désormais faire par moi-même ce que j’avais confié à d’autres depuis belle lurette! Cela m’a fait un bien fou! Par ailleurs, j’ai découvert l’entraide et le formidable enthousiasme qui régnait dans l’équipe, l’envie de se dépasser, pour aller décrocher les résultats, ensemble, à tout prix. Cela tranchait là aussi avec quelques expériences passées. Les collaborateurs avaient d’ailleurs tous été choisis pour leur énergie et leur envie d’apprendre, et pas pour leurs diplômes. Si tous les grands groupes pouvaient compter sur la même envie de réussir ensemble, ils feraient tous des miracles sur leur marché. Pour autant, un collectif a besoin de cadre, faute de quoi l’autonomie peut devenir une jungle qui favorise les uns au détriment des plus vulnérables. Certains s’épuisent au nom du sens de leur mission, d’autres peuvent être tentés de jouer les passagers clandestins. Cette expérience m’a vaccinée contre les entreprises dites libérées. On ne fait pas grandir une entreprise sans management organisé.

Il y a eu récemment un mouvement sur les réseaux sociaux « #BalanceTaStartup », dans la droite ligne de #MeToo, etc. de manière à dénoncer les agissements dans les startups, qui, sous couvert de « coolitude », sont parfois le lieu de harcèlement moral, de relations professionnelles malsaines, de pression. Les témoignages issus de #BalanceTaStartup sont glaçants et l’on voit que derrière les baby-foot et les bonbons en libre-service, il peut y avoir une grande souffrance. Que pensez-vous de tout cela?

Parce que le cadre n’est pas toujours clairement posé, que le principe de management n’a pas bonne presse, il y a parfois confusion entre l’autonomie et le laissez-faire, que ce soit du côté de ceux qui n’ont pas de limites pour mettre la pression, que de ceux qui attendent une reconnaissance de leur travail, reconnaissance jamais vraiment exprimée. Sans compter quelques dérapages qui surviennent dans l’informel des relations, sans jamais être sanctionnés. Dans un grand groupe, les instances représentatives du personnel se saisissent de ces sujets et mettent la direction devant ses responsabilités. Dans une startup, si ces sujets ne sont pas traités, ils s’échappent et la pression est mise depuis l’extérieur par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Dès lors que les relations professionnelles reposent sur un principe de subordination, il est indispensable que le personnel dispose du droit de faire entendre sa voix. On pourra noter d’ailleurs que les profils les plus recherchés cherchent à échapper au salariat et gardent un moyen de pression en restant free-lance et en faisant jouer la concurrence du marché du travail en leur faveur. Ajoutons que beaucoup de celles et ceux qui sont venus travailler en startup l’ont fait pour échapper à un management tatillon ou toxique et tombent de haut quand ils découvrent qu’il peut être pire dans leur nouveau job. D’où leurs réactions violentes sur les réseaux sociaux.

Vous avez lancé “10h32”, une communauté et une entreprise dédiée aux dirigeants qui veulent contribuer à faire émerger le monde qui vient, que vous disent-ils aujourd’hui?

A la fois, ils osent exprimer leurs doutes et leur vulnérabilité, à la fois ils montrent de la détermination à se transformer pour transformer leur entreprise. Leur pratique de management change pour tenir compte plus que jamais de l’incertitude et de l’absence de visibilité. Pour eux, le temps s’est accéléré et les cycles habituels de l’entreprise (plan stratégique, budget, pilotage) se sont raccourcis. Ils sont attentifs à tous les signaux faibles et doivent pour autant projeter une vision claire et la répéter le plus souvent possible pour ne pas perdre leurs équipes en route. Ils sont entrés dans une zone de grand inconfort et pour autant on attend toujours d’eux des miracles. C’est pour cela qu’il est important pour eux de partager avec leurs pairs. C’est l’objet de la communauté que nous avons progressivement construite avec eux depuis les premiers jours du premier confinement.

Croyez-vous en l’entreprise inter-générationnelle?

Oui, non seulement j’y crois mais je l’appelle de mes vœux. Je sais, Gabrielle, que vous êtes une militante de l’hybridation, et je vous rejoins en cela. Toute ma vie, j’ai lutté contre le clivage, cherché à tisser des liens et jeter des ponts entre des univers différents. Dans une société fracturée, l’entreprise reste un lieu du vivre ensemble, où la transmission peut s’organiser, dans les deux sens, des plus seniors vers les plus jeunes, mais aussi des plus juniors vers les anciens. C’est à ce prix que l’innovation peut émerger au bénéfice de tous. Cela suppose que le cadre le permette, bien sûr ! Aujourd’hui, il n’y aurait que 2,5% de collaborateurs de plus de 55 ans dans les startups, c’est d’autant plus dommage que le marché du silver âge est en attente de solutions nouvelles! Il y a beaucoup de gens de ma génération qui gagneraient à s’immerger dans le monde des startups, de même qu’il y aurait valeur à ce que de plus jeunes dirigeants puissent être nommés à la tête des grands groupes avec des shadow comex de plus anciens qui pourraient les éclairer dans des situations difficiles. Il reste beaucoup d’intergénérationnel à inventer. Ne ménageons pas notre peine ! A lire: « La Team – Le jour où j’ai quitté mon Comex pour une startup », Dunod, février 2021 (https://www.dunod.com/entreprise-economie/team-jour-ou-j-ai-quitte-mon-comex-pour-une-startup) Twitter : https://twitter.com/Btilloy Linkedin : https://www.linkedin.com/in/b%C3%A9n%C3%A9dicte-tilloy-a46a9b45/

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