Cela pourrait commencer comme une fable pour enfants. Il était une fois un phénix, un caméléon et un centaure. Le phénix, comme tous les phénix, avait le don extraordinaire de renaître régulièrement de ses cendres. Chose plus miraculeuse encore : il renaissait à l’identique, comme si la mort n’avait eu aucune prise et ne laissait aucune trace sur lui. Le caméléon, comme tous les caméléons, était doté du talent exceptionnel de l’adaptation. Sur du bleu ? Il devenait bleu ! Sur du vert ? Il devenait vert ! Chacun sait combien la vie nous en fait voir de toutes les couleurs, mais lui, le caméléon, savait s’adapter à tout. Enfin, il y avait le centaure. Personne ne savait bien ce pour quoi il était doué, ni quel était son rôle ou son utilité ici-bas. A vrai dire, tout le monde le craignait. Il n’était pas vraiment humain ; il n’était pas vraiment un cheval. Il n’était rien du tout… Ou trop de choses à la fois ! il n’entrait dans aucune case et c’était assez suspect… Le phénix et le caméléon le regardaient avec mépris, pensant qu’il s’agissait d’une créature dont on se serait bien passé.
Un jour, il advînt un terrible virus. Pour la première fois, tous les habitants du monde vivaient la même chose. C’était une épidémie, semblable à un carnaval, qui renversait toute chose : avant elle, aimer, c’était se rapprocher ; tandis qu’avec elle, aimer, c’était s’éloigner. Elle bouleversait l’éthique et inversait le bien et le mal. Rendre visite à sa grand-mère était devenu le mal absolu ; tandis que ne plus venir au bureau était une bonne action ! Le phénix, gonflé d’orgueil, rameuta autour de lui les foules pour leur dire : « Certes, c’est une rupture, nous vivons la mort du monde d’avant, il faut faire le deuil de tout cela, acceptons de mourir un peu pour mieux renaître … à l’identique » ! Des décideurs publics, de nombreuses entreprises et beaucoup d’êtres humains suivirent ses conseils. Son discours était tellement séduisant : ne rien changer du tout, ne pas se remettre en question, le rêve ! Ils se laissaient mourir, puis ils renaissaient à l’identique, et ils souffraient de plus en plus, parce que ce cycle de destruction créatrice n’en finissait plus !
Le caméléon, qui n’était pas en reste, publia sur tous les réseaux sociaux un guide de survie à la crise. « Inutile de mourir pour rien, disait-il, surtout qu’une crise comme celle-ci doit être considérée comme un appel à changer, il ne faut surtout pas renaître à l’identique, ce serait une énorme erreur, il faut tout changer ! Le monde a pris la forme de la Covid-19 ? Prenons la couleur de la Covid-19 et suivons aveuglément tout ce que ce virus nous ordonne de faire : finis les événements, les sorties, les bureaux, les musées, les cinémas, les réunions familiales, le rouge à lèvres, les restaurants, les boîtes de nuit, les poignées de main et les embrassades. Tout est à distance ? Prenons la couleur de la distance ! », expliquait le caméléon. Mais, comme le racontait si bien Romain Gary : « Il y avait une fois un caméléon, on l’a mis sur du vert et il est devenu vert, on l’a mis sur du bleu et il est devenu bleu (…) et puis, on l’a mis sur un plaid écossais et le caméléon a éclaté ». Manque de chance pour le caméléon, la covid-19 était précisément un plaid écossais. Tous ceux qui avaient tenté d’imiter le caméléon éclatèrent.
C’est alors que le centaure fit son entrée en scène. Il était l’exact opposé du phénix, puisqu’il n’était pas enfermé, comme lui, dans une identité ; il n’était jamais identique à lui-même ! Il était également très dissemblable au caméléon, puisqu’il était incapable de s’aligner sur une seule couleur ; sans compter que l’imitation n’était pas son fort. Figure par excellence de l’hybride, il ne pouvait s’empêcher d’hybrider systématiquement tout ce et ceux qu’il rencontrait et de s’hybrider très régulièrement lui-même avec d’autres choses, d’autres mondes ou d’autres êtres radicalement différents de lui. Alors, quand il fallut jongler entre des impératifs sanitaires et économiques, générationnels et sociaux, culturels et technologiques, éthiques et géopolitiques, il y parvînt. Les entreprises qui le suivirent, – car il y en eût quelques-unes -, hybridèrent leurs produits et leurs services, hybridèrent les secteurs et les usages, les métiers et les modèles économiques. Toutes celles et ceux qui le suivirent furent extraordinairement créatifs, parce que c’est le propre de toute contradiction de stimuler l’inventivité. Tous ceux qui, comme le centaure, firent un pas de côté vers l’hétéroclite, loin de toute identité dogmatique, de toute idéologie, traversèrent cette terrible épidémie.
Quelle est la morale de cette histoire ? Décideurs publics, chefs d’entreprise, et au-delà, êtres humains, la résilience, ce n’est pas de tenter, après le choc, de renaître à l’identique ; ce n’est pas non plus de s’adapter aveuglément à tout et à n’importe quoi. Pour survivre, il faut apprendre à devenir un centaure… Tous centaures !
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